Liberté d’opinion et d’expression en Algérie : Ce que contient le rapport de l’ONU (Document)
Jeudi, 28 Juin 2012, 10:05 | DNA
Franck La Rue, rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, a effectué une mission officielle en Algérie du 10 au 17 avril 2011. Au cours de ce séjour, M. La Rue s’est entretenu avec des officiels, des journalistes, des militants des droits de l’homme, des magistrats et des membres d’organisations non gouvernementales.
A l’issue de cette visite, le rapporteur a rendu public son rapport de mission le 12 juin 2012, rapport qui n’a pas été apprécié par les autorités algériennes (Voir ici l’article de l’APS ). Nous publions l’intégralité de ce document également disponible sur le site de l’ONU.
Document : Mission en Algérie
Résumé
Le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a effectué une mission officielle en Algérie du 10 au 17 avril 2011. Dans le présent rapport, il décrit succinctement le contexte politique et historique de l’Algérie et donne un aperçu des normes juridiques internationales et du cadre juridique interne concernant le droit à la liberté d’opinion et d’expression.
Dans la partie principale du rapport, le Rapporteur spécial met l’accent sur les sujets suivants: les poursuites judiciaires liées à l’exercice de la liberté d’expression, la liberté de la presse et le droit à l’information, la liberté d’opinion et d’expression sur l’Internet, la censure des ouvrages importés, la liberté de réunion et de manifestation pacifiques, la liberté d’association, et la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme.
L’Algérie a parcouru un long chemin depuis la Décennie noire, durant laquelle des journalistes ont payé un lourd tribut. Le Rapporteur spécial se félicite de la levée de l’état d’urgence et de la décision du Gouvernement d’engager des réformes politiques. Il s’agit là d’une évolution positive intervenue à la faveur des événements historiques qui se sont produits dans le monde arabe et d’autres pays.
Le Rapporteur spécial craint toutefois que le cadre juridique actuel encore restrictif, s’ajoutant à des pratiques héritées du passé, ne limite indûment la liberté d’opinion et d’expression, le droit de réunion pacifique et la liberté d’association.
I. Introduction
1. Le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, a effectué une mission officielle en Algérie du 10 au 17 avril 2011, à l’invitation du Gouvernement. La visite a été effectuée au titre de son mandat consistant à évaluer le respect des normes internationales relatives au droit à la liberté d’opinion et d’expression. Pendant sa visite, le Rapporteur spécial a séjourné dans les villes d’Alger et d’Oran.
2. À Alger, le Rapporteur spécial a rencontré le Ministre des affaires étrangères, le Ministre de la communication, le Ministre de la poste et des technologies de l’information et de la communication, le Conseiller du Président, de hauts responsables des Ministères des affaires étrangères, de l’intérieur, de la justice et de l’éducation, le Procureur général, des membres du Conseil de la nation (Sénat) et de l’Assemblée populaire nationale, les Directeurs généraux de la télévision et de la radio nationales, le Président du Conseil de l’autorité de régulation de la poste et des télécommunications, le Directeur de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP) et le Président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH). À Oran, le Rapporteur spécial a rencontré des responsables de la wilaya (gouvernorat).
3. Dans les deux villes, le Rapporteur spécial a rencontré des journalistes de la presse écrite privée et celle soutenue par l’État, des représentants de deux syndicats de journalistes, ainsi que des membres d’organisations non gouvernementales travaillant dans le domaine des droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels. Enfin, il s’est entretenu avec des représentants de l’équipe des Nations Unies en Algérie et de missions diplomatiques.
4. Le Rapporteur spécial félicite le Gouvernement algérien de l’avoir invité de son propre chef. Il juge très symbolique le fait qu’un État invite un titulaire de mandat du Conseil des droits de l’homme et estime qu’une telle initiative devrait être considérée comme une bonne pratique. Il remercie le Gouvernement d’avoir facilité toutes les rencontres qu’il avait sollicitées.
5. Le Rapporteur spécial remercie également le Coordonnateur résident des Nations Unies en Algérie et l’équipe du Programme des Nations Unies pour le développement de l’aide précieuse dans le cadre de la préparation de la mission et leur appui au cours de celle-ci.
6. Le Rapporteur spécial estime que sa visite est venue en temps opportun compte tenu de la demande croissante de plus d’ouverture et de liberté d’expression dans le pays et de la volonté d’engager de nouvelles réformes politiques exprimée par le Gouvernement.
7. Lors de la rédaction du présent rapport, le Rapporteur spécial a dûment tenu compte de l’histoire du pays. Il est lui-même originaire d’un pays où la guerre civile a sévi pendant trente-six ans et comprend donc la complexité de la situation et le traumatisme laissé par cette période.
II. Contexte historique et politique
8. L’Algérie a acquis son indépendance en 1962. À la suite d’importantes contestations sociales en octobre 1988, la Constitution a été révisée et le multipartisme et la pluralité des médias ont été instaurés. En 1991, le Front islamique du salut a remporté les élections législatives et une décennie de violence, «la décennie noire», s’en est suivie, dont le bilan s’élève à 200 000 morts et disparus. En 1992, l’état d’urgence a été décrété. En 2005, une charte pour la paix et la réconciliation nationale a été approuvée par référendum en vue de clore définitivement le chapitre du conflit, de préserver l’unité de la nation et la continuité de ses institutions, et d’engager un processus de réconciliation nationale. Le conflit armé a laissé de graves séquelles dans la société algérienne. En février 2011, l’état d’urgence a enfin été levé dans le sillage des contestations sociales inspirées par les événements qui se déroulaient alors dans de nombreux pays arabes («le Printemps arabe»). En avril 2011, le Président de la République a annoncé une série de réformes politiques.
III. Cadre juridique interne
9. Le système juridique en Algérie est un système de droit civiliste fondé sur la Constitution qui garantit les droits fondamentaux de l’homme, notamment le droit à la liberté d’opinion et d’expression. L’article 36 de la Constitution dispose en effet que «la liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables». En outre, aux termes de l’article 41: «les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen». Les traités ratifiés par le Président priment sur la législation nationale conformément à l’article 132 de la Constitution.
10. Au moment de la visite, les principaux textes législatifs régissant l’exercice du droit à la liberté d’opinion et d’expression étaient le Code pénal, la loi no 90-07 sur l’information, la loi no 91-19 sur les réunions et manifestations publiques, la loi no 90-31 sur les associations et l’ordonnance no 06-01 de 2006 portant mise en oeuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.
La loi no 12-05 sur l’information et la loi no 12-06 sur les associations ont été adoptées ultérieurement à la visite, en décembre 2011. Le contenu des lois et leur mise en oeuvre ont été minutieusement analysés lors de l’élaboration du présent rapport.
IV. Normes juridiques internationales
11. Pour son évaluation de la situation du droit à la liberté d’opinion et d’expression en Algérie, le Rapporteur spécial s’est fondé sur plusieurs instruments internationaux, le plus pertinent étant le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié le 12 septembre 1989, notamment son article 19. Le Rapporteur spécial a également pris en compte l’article 21 sur le droit à la liberté de réunion pacifique et l’article 22 sur le droit à la liberté d’association, droits qui complètent le droit à la liberté d’opinion et d’expression, comme l’a montré le Printemps arabe1.
12. Le Rapporteur spécial s’est basé aussi sur d’autres déclarations, résolutions et directives pertinentes émanant de différents organes de l’ONU, y compris les Observations générales nos 10 et 34 du Comité des droits de l’homme, la résolution 12/16 du Conseil des droits de l’homme et les Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui autorisent des restrictions ou des dérogations.
V. Situation du droit à la liberté d’opinion et d’expression
13. L’Algérie a parcouru un long chemin depuis la décennie noire, durant laquelle les journalistes, dont 100 ont été tués, y compris plusieurs dans l’attentat qui avait ciblé la Maison de la presse, ont payé un lourd tribut. Le Rapporteur spécial salue la mémoire de celles et ceux qui ont perdu la vie durant le conflit, et rend hommage à leur famille. Aujourd’hui, de tels actes de violence à l’égard des journalistes n’ont plus court aujourd’hui en Algérie.
14. Le Rapporteur spécial se félicite de la levée de l’état d’urgence et de la décision du Gouvernement d’engager des réformes politiques, notamment de l’abrogation de la loi no 90-07, connue aussi sous le nom de «Code pénal bis». Il s’agit là d’une évolution positive à la faveur des événements historiques qui se sont produits dans le monde arabe et d’autres pays.
15. Cependant, le Rapporteur spécial craint que le cadre juridique actuel encore restrictif, s’ajoutant à des pratiques héritées du passé, ne limite indûment le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de réunion et de manifestation pacifiques. À cet égard, il prend note de la déclaration du Président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme, M. Ksentini, en date du 5 décembre 2011, dans laquelle ce dernier a regretté l’absence de consultations plus larges sur les projets de loi qui avaient été élaborés à cette période, notamment les lois nos 12-05 et 12-06.
16. Depuis la visite du Rapporteur spécial, au terme de laquelle il a formulé à l’intention du Gouvernement une série de conclusions et d’observations préliminaires s’inscrivant dans le cadre des réformes politiques, d’importants changements ayant trait à ces conclusions et observations préliminaires sont survenus. Afin de maintenir la pertinence du rapport, ces changements sont reflétés dans celui-ci.
A. Poursuites judiciaires liées à l’exercice de la liberté d’expression
17. Au cours de sa visite, le Rapporteur spécial s’est dit préoccupé par l’article 97 de la loi no 90-07, qui dispose que quiconque offense délibérément le chef d’État en exercice est puni d’un mois à un an d’emprisonnement et d’une amende de 3 000 à 30 000 dinars algériens ou de l’une de ces deux peines. Les modifications apportées au Code pénal en 2001 ont étendu les restrictions imposées aux médias, interdisant la publication d’informations qui offensent un magistrat, un fonctionnaire, un officier public, un commandant ou un agent de la force publique.
Des sanctions peuvent être prises à l’encontre de l’auteur de l’infraction, du directeur de publication, de l’éditeur, et de la publication elle-même (art. 144 bis et 146 du Code pénal). Plusieurs journalistes, y compris des journalistes d’El Watan et d’El Khabar, qui avaient publiquement dénoncé la corruption des agents de l’État, ont été accusés de diffamation et condamnés à des peines d’emprisonnement même si dans la plupart des cas, la peine n’a pas été exécutée.
18. La loi no 11-14 du 2 août 2011, portant modification des articles 144 bis et 146 du Code pénal, a dépénalisé la diffamation à l’endroit des agents susmentionnés. Le Rapporteur spécial félicite le Gouvernement de cette décision importante mais reste préoccupé par les fortes amendes imposées actuellement (entre 100 000 et 500 000 DA).
Le montant excessif de ces amendes a un effet très dissuasif sur l’exercice du droit à la liberté d’expression en général, notamment parce qu’il génère une tendance à l’autocensure parmi les journalistes qui perçoivent en moyenne un salaire mensuel de 20 000 dinars.
19. Le Rapporteur spécial note avec satisfaction que la loi no 12-05 a abrogé les peines d’emprisonnement prévues par les dispositions des articles 77 à 99 de la loi no 90-07. Toutefois, il constate que le montant des amendes prévues pour certaines des mêmes infractions visées par la loi no 12-05 a été, dans certains cas, multiplié par 20. De même, les amendes ont un effet dissuasif sur le droit à la liberté d’expression.
20. En outre, le Rapporteur spécial note avec préoccupation que la diffamation est toujours considérée comme une infraction pénale au titre des articles 296 et 298 du Code pénal. L’article 296 définit la diffamation en des termes généraux comme «toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération des personnes, ou du corps auquel le fait est imputé». Quant à l’article 298, il dispose que toute diffamation commise envers des particuliers est punie d’un emprisonnement de deux à six mois et/ou d’une amende de 25 000 à 50 000 dinars.
21. Le Rapporteur spécial rappelle que, «pour qu’une déclaration soit diffamatoire, elle doit être fausse, porter atteinte à la réputation de la personne visée et faite avec l’intention manifeste de nuire».
En outre, les principes suivants doivent être respectés: a) les personnalités publiques doivent s’abstenir d’engager des actions en diffamation, puisqu’elles devraient être davantage disposées à accepter les critiques que les citoyens ordinaires; b) l’exigence de vérité absolue en matière de publications portant sur des questions d’intérêt public est excessive; c) en ce qui concerne les opinions, il convient de préciser que seules celles qui sont manifestement outrancières sont susceptibles d’être qualifiées de diffamatoires; d) la charge de la preuve devrait incomber à ceux qui affirment avoir été victimes de diffamation, et non pas à ceux qu’ils accusent; lorsque la vérité est l’élément mis en cause, la charge de la preuve devrait incomber au plaignant; e) quand une action en diffamation est intentée, différents moyens de réparation devraient être disponibles, y compris la possibilité de présenter des excuses et/ou d’apporter des rectifications; le recours aux sanctions pénales, notamment à l’emprisonnement, devrait être exclu.
À cette fin, le Rapporteur spécial note que la loi no 12-05 accorde le droit de réponse à toute personne qui estime avoir fait l’objet d’imputations calomnieuses susceptibles de porter atteinte à son honneur ou à sa réputation, sans devoir recourir à la justice (art. 101). Il est préoccupé par le fait que le droit de rectification impose aux directeurs du média concerné l’obligation de publier ou diffuser gratuitement toute rectification adressée par toute personne physique ou morale au sujet de faits ou opinions qui auront été rapportés de façon inexacte (art. 100), et ce en l’absence de décision de justice.
22. Par ailleurs, le Rapporteur spécial constate avec préoccupation que selon l’article 96 du Code pénal, quiconque distribue ou vend des tracts, bulletins ou papillons «de nature à nuire à l’intérêt national est puni d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à trois ans et d’une amende de 3 600 à 36 000 DA. Lorsque les tracts, bulletins ou papillons sont d’origine ou d’inspiration étrangère, l’emprisonnement peut être porté à cinq ans».
23. Le Rapporteur spécial est également préoccupé par l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 de 2006 portant mise en oeuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui prévoit que: «quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont servie avec dignité, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international est puni d’un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d’une amende de 250 000 dinars à 500 000 dinars.
En cas de récidive, les sanctions prévues au présent article sont portées au double». Même si cette disposition n’a jamais été appliquée, elle favorise largement l’instauration d’un climat d’autocensure, notamment dans les médias. Le Rapporteur spécial réaffirme que la réconciliation ne saurait être réalisée en imposant le silence, et que la paix doit être fondée sur le droit à la vérité et sur le droit des victimes à la justice. Ces droits sont particulièrement pertinents dans les cas de disparition forcée.
B. Liberté de la presse et droit à l’information
1. Principales observations
24. Aux termes de l’article 2 de la loi no 12-05, l’information est une activité qui doit être exercée dans le respect de 12 principes, notamment «l’identité nationale et les valeurs culturelles de la nation», «les impératifs de la sécurité et de la défense nationales» et «les intérêts économiques du pays». De telles restrictions sont par nature vagues et incompatibles avec le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Elles s’appliquent aux journalistes mais aussi aux partis politiques, syndicats et organisations des droits de l’homme.
Le Rapporteur spécial rappelle que le principe général est que les restrictions autorisées doivent être une exception à la règle, et limitées au minimum nécessaire pour atteindre l’objectif légitime qu’est la sauvegarde d’autres droits de l’homme consacrés par le Pacte ou d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme4.
25. En outre, le Rapporteur spécial note avec une vive inquiétude l’article 4 de la loi no 12-05, selon lequel seules les associations agréées sont habilitées à créer des médias afin entreprendre des activités d’information. Cet article pose un problème majeur compte tenu de la loi no 12-06 qui met en place un système d’autorisation préalable pour la création d’associations (voir les paragraphes 83 à 88 ci-dessous).
a) Statut des journalistes
26. La précarité de la profession de journaliste a été portée à l’attention du Rapporteur spécial à plusieurs reprises. Les journalistes ont exprimé leur préoccupation au sujet de leurs conditions de travail difficiles et qui restreignent leur liberté professionnelle.
27. Le Rapporteur spécial note avec satisfaction que la loi no 12-05 vise à remédier à cette situation difficile. Aux termes de cette loi, la relation de travail entre les employeurs et les journalistes est soumise à un contrat de travail écrit fixant les droits et les obligations des parties (art. 80). L’employeur est tenu de souscrire une assurance-vie à tout journaliste envoyé dans une zone de guerre ou de rébellion ou dans des régions éprouvées par les épidémies et les catastrophes naturelles, ou toute autre région où sa vie serait en danger (art. 90).
L’article 75 dispose que la nomenclature des différentes catégories de journalistes professionnels est déterminée par le texte portant statut des journalistes (ce texte n’était pas encore disponible lorsque le présent rapport était rédigé). Par ailleurs, selon le Gouvernement, une grille des salaires est actuellement appliquée avec une augmentation substantielle des salaires toutes catégories confondues.
28. Même si la carte d’identité nationale de journaliste ne devrait jamais être exigée pour l’exercice du métier de journaliste professionnel, de nombreux journalistes se sont plaints de ne pas avoir de reconnaissance professionnelle en tant que tels. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a recommandé que cette carte soit délivrée aux journalistes qui la demandent.
À cet égard, il relève avec préoccupation l’article 76 de la loi no 12-05, selon lequel la qualité de journaliste professionnel est limitée aux porteurs de la carte nationale de journaliste délivrée par une commission dont la composition, l’organisation et le fonctionnement sont fixés par voie réglementaire.
29. Le Rapporteur spécial note aussi avec préoccupation que l’article 79 prévoit que les équipes rédactionnelles des publications d’information doivent être composées d’un tiers au moins de journalistes employés à plein temps et détenteurs de la carte nationale de journaliste professionnel. De tels quotas dans les équipes de rédaction ne sont prévus par aucune disposition du droit international et peuvent être assimilés à une forme de contrôle.
30. Le Rapporteur spécial note l’existence de deux syndicats, le Syndicat national des journalistes (depuis 1997) et la Fédération internationale des journalistes (depuis 2009), dont il a rencontré des représentants. Il soutient leur action, mais constate que moins de 50 % des journalistes y sont affiliés. Il appelle les deux syndicats à unir leurs forces pour soutenir pleinement le travail des journalistes.
b) Accès à l’information
31. Le Rapporteur spécial a reçu plusieurs témoignages de journalistes faisant état de leur incapacité d’obtenir des informations des autorités publiques bien que l’article 35 de la loi no 90-07 garantisse le droit d’accès aux sources d’information, et malgré l’existence de postes de responsables de la communication dans les institutions publiques. Plusieurs représentants de l’État ont reconnu le manque regrettable de communication publique sur les activités entreprises par le Gouvernement.
Ceci est d’autant plus grave que des journalistes ont été poursuivis pour diffamation parce qu’ils ne disposaient pas d’informations suffisantes et/ou précises. Dans toutes les sociétés démocratiques, la transparence des activités publiques joue un rôle crucial dans l’instauration de rapports de confiance entre la population et l’État. Puisque les agents de l’État sont censés représenter le peuple et travailler pour le bien commun, toutes les activités des autorités et la gestion des ressources doivent être aussi rendues publiques à la demande des citoyens, et notamment des journalistes.
32. À la fin de sa mission, le Rapporteur spécial a recommandé que des textes de loi sur l’accès à l’information, qui devraient fixer les restrictions de nature exceptionnelle, soient adoptés. Il note avec satisfaction l’article 83 de la loi no 12-05 qui prévoit, notamment, que toutes les administrations et institutions sont tenues de fournir aux journalistes les informations et les données qu’ils demandent de manière à garantir le droit à l’information du citoyen dans le cadre de cette loi et de la législation en vigueur. L’article 84 reconnaît également le droit des journalistes professionnels d’accéder aux sources d’information.
Cependant, le Rapporteur spécial est préoccupé par la liste de restrictions (plus longue que sous l’ancienne loi) libellées en des termes généraux et imprécis et où sont invoqués «la souveraineté nationale», «le secret économique stratégique» et «la politique étrangère et les intérêts économiques du pays». Il est à craindre que le journalisme d’investigation sur des questions telles que la corruption des agents de l’État ne soit plus possible.
De plus, il n’y a aucune raison pour que l’accès aux sources d’information ne soit accordé qu’aux journalistes professionnels. Enfin, aucune modalité procédurale relative à l’accès à l’information, et à des recours en cas de refus, n’est en place.
33. À cet égard, le Rapporteur spécial souligne que, dans son Observation générale no 34, le Comité des droits de l’homme a noté ce qui suit: «Les États parties devraient aussi établir les procédures nécessaires permettant d’obtenir l’accès à cette information, par exemple en promulguant un texte de loi relatif à la liberté d’information.
Les procédures devraient permettre le traitement diligent des demandes d’informations, en fixant des règles claires qui soient compatibles avec le Pacte. Les frais à acquitter pour les demandes d’informations ne devraient pas être de nature à constituer un obstacle déraisonnable à l’accès à l’information. Les autorités devraient motiver tout refus de donner accès à une information. Il faudrait mettre en place des dispositifs pour les recours en cas de refus de donner accès à une information et en cas de non-réponse à une demande5».
c) Éthique
34. Lors de sa visite, les autorités et des journalistes ont, à plusieurs reprises, dit au Rapporteur spécial qu’il était nécessaire que les journalistes fassent preuve de professionnalisme et respectent certaines valeurs éthiques. D’après un journaliste rencontré par le Rapporteur spécial: «Tous les jours, les citoyens algériens obligent les journalistes à faire preuve de professionnalisme. Depuis qu’ils ont goûté à la liberté d’opinion et d’expression, ils ne sont plus disposés à l’abandonner».
35. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a déclaré publiquement que les journalistes étaient tenus de respecter ces normes professionnelles et ces valeurs, mais que cela devrait se faire par le biais d’un processus d’autorégulation et de manière volontaire à l’abri de toute contrainte exercée par les autorités ou par le biais de la loi. Il note avec préoccupation le titre 6 du chapitre II de la loi no 12-05, notamment l’article 92, qui dispose que le journaliste est tenu de veiller au strict respect de l’éthique et de la déontologie.
Outre l’article 2, une longue liste de restrictions est imposée. Elle comprend le respect des attributs et symboles de l’État, l’interdiction de porter atteinte à l’histoire nationale, l’interdiction d’utiliser le prestige moral attaché à la profession à des fins personnelles ou matérielles, et l’interdiction de diffuser ou de publier des propos et des images amoraux ou choquants pour la sensibilité du citoyen.
Le Rapporteur spécial est préoccupé par le caractère excessivement vague de ces restrictions et les répercussions néfastes qu’elles pourraient avoir sur le travail des journalistes.
36. Le Rapporteur spécial prend acte de la création du Conseil supérieur de l’éthique et de la déontologie du journalisme (art. 94 à 99), dont les membres sont élus par les journalistes professionnels. Le Conseil supérieur est chargé de l’élaboration et de l’adoption d’une charte d’honneur de la profession de journaliste (art. 96). En cas de violation des règles d’éthique et de déontologie, le Conseil supérieur peut ordonner des sanctions à l’encontre du contrevenant (art. 97). La nature de ces sanctions est déterminée par le Conseil supérieur (art. 98). Le Rapporteur spécial tient à souligner qu’il est essentiel que le
Conseil supérieur soit pleinement et réellement indépendant.
d) Formation des journalistes et financement public des médias
37. La prolifération de journaux peu respectueux des normes professionnelles aurait entraîné une baisse de la qualité générale de la presse écrite en Algérie. Bon nombre de journalistes pourraient donc bénéficier d’une formation spécifique.
38. Le Rapporteur spécial s’est entretenu avec de hauts responsables de l’École nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information, qui a été créée par décret en 2009. Il a pris connaissance avec intérêt des différents cours dispensés aux étudiants, et de l’attention particulière accordée aux nouvelles technologies.
39. Le Rapporteur spécial relève avec satisfaction l’article 128 de la loi no 12-05 qui dispose que l’État participe à l’élévation du niveau professionnel des journalistes par des actions de formation. À cet égard, il se félicite des déclarations du Ministre de la communication en date de décembre 2011, selon lesquelles le Gouvernement comptait consacrer en 2012, 400 millions de dinars, à la formation de journalistes et indiquant que le Ministère de la communication allait créer, en coopération avec le Ministère de la formation et de l’enseignement professionnels, un centre de formation pour journalistes et professionnels de l’audiovisuel à Sidi Abdallah (Alger).
Dans ce contexte, une convention a été signée, le 16 janvier 2012, entre les deux ministères pour promouvoir la formation de professionnels dans le secteur de la communication. Le Rapporteur spécial note aussi avec satisfaction qu’en vertu de l’article 127, «l’État octroie des aides à la promotion de la liberté d’expression, notamment à travers la presse de proximité et la presse spécialisée».
Il rappelle, à cet égard, qu’«il faut veiller à garantir que le subventionnement public des organes d’information […] ne soit pas utilisé pour entraver la liberté d’expression».
e) Journalistes étrangers
40. Lors de sa visite, le Rapporteur spécial a appris que le nombre de visas accordés aux journalistes étrangers a été réduit, plusieurs semaines avant la mission, en raison des événements alors en cours. Il a également été informé que certains journalistes étrangers avaient reçu des accréditations d’une très courte durée (par exemple, une semaine), et que l’accréditation pouvait être retirée à tout moment.
Le Rapporteur spécial note avec préoccupation de telles pratiques. Il note que l’article 81 de la loi no 12-05, dispose que les journalistes professionnels exerçant pour le compte d’un média étranger doivent obtenir une accréditation, selon des modalités qui seront fixées par voie réglementaire. Il attend avec intérêt de recevoir une copie de ces règlements.
2. Presse écrite
a) Pratiques négatives
i) Intimidation et autocensure
41. Dans les observations finales adoptées par le Comité des droits de l’homme, àl’issue de l’examen du troisième rapport périodique de l’Algérie, on peut lire ce qui suit: «Tout en prenant note de la grâce accordée à certains journalistes en juillet 2006, le Comité relève néanmoins avec préoccupation que de nombreux journalistes ont été et continuent d’être victimes de pressions et d’intimidations, voire de mesures de privation de liberté, de la part des autorités de l’État partie».
42. Lors de sa mission, le Rapporteur spécial a été frappé par un événement qui s’apparente clairement à un acte d’intimidation à l’égard des journalistes. Le 5 mars 2011, un groupe de journalistes, travaillant pour Le Soir d’Algérie, Liberté, Le Quotidien d’Oran, El Watan, L’Expression, La Tribune et La Voix de l’Oranie, ont été arrêtés par les forces de sécurité, après la tenue d’un rassemblement à Oran, organisé par l’antenne régionale de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie dans cette ville, bien qu’ils aient montré leur carte de presse, ce que dément le Gouvernement.
Les journalistes ont été conduits vers des commissariats de police, avant d’être libérés quelques heures plus tard. Le même jour, la police aurait confisqué l’appareil photo d’un journaliste de Liberté qui couvrait un rassemblement similaire à Batna. Le fait qu’il prenne en photo les forces de l’ordre en train de disperser ce rassemblement a été considéré comme un geste de provocation. L’appareil avait été restitué plus tard dans la journée.
43. L’arrestation des 10 journalistes à Oran a été perçue par de nombreux journalistes comme un avertissement aux médias afin qu’ils ne couvrent plus ce type d’événements. Plusieurs journalistes ont indiqué qu’ils étaient en effet dissuadés de couvrir ce genre d’événements.
En outre, un journaliste qui avait couvert le rassemblement d’Oran a été licencié pour avoir fait état de l’incident, alors qu’un autre a démissionné parce que son journal n’a finalement pas publié l’article qu’il avait rédigé sur l’intervention de la police, ce jour-là, par peur d’offenser les autorités. Sous la pression des autorités, certains journaux ont donc été contraints de s’autocensurer, et cela vient s’ajouter aux poursuites judiciaires éventuelles liées à la liberté d’expression qui accentuent l’autocensure.
44. Une autre forme courante de pression sur les positions éditoriales a été portée à l’attention du Rapporteur spécial. Deux quotidiens indépendants, El Watan et El Khabar, qui s’étaient montrés à maintes reprises critiques envers les politiques du Gouvernement, auraient été soumis à six mois de contrôles de la part de l’administration fiscale en 2010.
De même, en janvier 2012, El Watan a été sommé par la Caisse nationale d’assurances sociales des travailleurs salariés de payer 221 084 409,75 dinars au titre des arriérés de cotisations sociales de ses collaborateurs et des pigistes pour la période allant de 2005 à 2011. D’autres titres nationaux avaient été ciblés par la Caisse, deux ans auparavant, mais il avait été mis fin aux procédures à leur encontre à la suite de plaintes de la part de leurs directeurs. Le Rapporteur spécial juge très inquiétantes ces pratiques, qui seraient motivées par des considérations politiques.
ii) Manque d’indépendance et affaiblissement de la presse
45. Le Rapporteur spécial note avec préoccupation un manque d’indépendance de la presse écrite en général. Au moment de la visite, il y avait 80 quotidiens en Algérie, dont moins de six étaient considérés comme indépendants, selon plusieurs sources. La plupart de ces journaux sont très petits et dépendent entièrement de la publicité publique, et du papier fourni par les imprimeries étatiques.
Le Rapporteur spécial estime que cette situation pose un problème réel, sachant qu’il a été informé à plusieurs reprises que l’État aurait utilisé ces journaux pour «contrecarrer» l’influence des journaux critiques à son égard, de façon à diluer tout jugement défavorable au sujet des politiques du Gouvernement.
46. Le Rapporteur spécial a rencontré le Président-Directeur général de l’Entreprise nationale de communication, d’édition et de publicité (ANEP), une agence entièrement financée par l’État chargée, entre autres, de répartir les annonces publicitaires entre les journaux. Avant la réunion, le Rapporteur spécial avait reçu les témoignages de plusieurs journalistes affirmant que l’octroi de placards publicitaires par l’ANEP était un moyen de sanctionner les journalistes critiques et de les encourager à l’autocensure.
À titre d’exemple, El Watan et El Khabar seraient interdits d’annonces publicitaires publiques depuis, respectivement, 1996 et 1997, en raison de leur position critique à l’égard des politiques du Gouvernement.
47. Le Président-Directeur général de l’agence a informé le Rapporteur spécial que la répartition de la publicité publique n’était pas encadrée et que l’absence de règles en la matière rendait le travail de l’ANEP difficile. Il était favorable à l’idée de l’adoption d’une loi spécifique sur la publicité, qui selon lui, contribuerait sûrement à améliorer l’image de l’ANEP dans la presse en général.
Il a précisé que plusieurs projets de loi sur la publicité, auxquels l’ANEP avait contribué, avaient été élaborés en vain. Le président de l’Assemblée populaire nationale s’est déclaré favorable à l’adoption d’une telle loi.
48. Le Rapporteur spécial est d’avis que la répartition de la publicité publique devrait être régie par une loi fondée sur les principes d’équité et de justice, qui fixerait des critères clairs propres à empêcher tout favoritisme à l’égard des journaux proches des positions du Gouvernement et toute sanction contre ceux qui sont critiques à l’endroit des politiques publiques.
Il note avec satisfaction que l’article 28 de la loi no 12-05 limite l’espace consacré à la publicité à «un tiers de la surface globale» des journaux et des publications d’information générale. Ultérieurement, le Gouvernement a informé le Rapporteur spécial qu’une loi sur la publicité était en cours d’élaboration.
49. Le Rapporteur spécial a reçu des témoignages de journalistes selon lesquels la plupart des journaux dépendaient des rotatives des imprimeries étatiques et de leur papier, ce qui limite sérieusement la liberté de la presse, et engendre une concurrence déloyale vis -à- vis de ceux qui sont contraints d’acquérir leur propre imprimerie pour exister.
La majorité de ces journaux auraient cumulé des dettes auprès de l’imprimerie nationale, ce qui les conduit à s’abstenir de critiquer le Gouvernement. Ce circuit fermé nuit à la liberté de la presse et il est important que les activités d’impression ne soient pas contrôlées par le Gouvernement. En outre, il convient de diversifier les sources d’approvisionnement en papier pour éviter les situations de monopole.
b) Restrictions juridiques indues
i) Autorité de régulation de la presse
50. L’article 40 de la loi no 12-05 institue une autorité indépendante et financièrement autonome pour réguler la presse, chargée notamment «de veiller à la qualité des messages médiatiques (…) et à la transparence des règles économiques de fonctionnement des entreprises éditrices, de fixer les règles et les conditions des aides accordées par l’État aux organes d’information et de veiller à leur répartition, et de recueillir auprès des administrations et des entreprises de presse toutes les informations nécessaires pour s’assurer du respect de leurs obligations».
En cas de violation des dispositions de la loi no 12-05, l’autorité adresse des observations et des recommandations et fixe les conditions et les délais de leur prise en charge (art. 42). Le Rapporteur spécial craint que l’exercice de la liberté d’expression ne soit compromis par un mandat et des prérogatives aussi larges.
51. L’autorité de régulation est composée de 14 membres; 3, y compris le président, dont le vote compte double, sont désignés par le Président de la République; 2 sont nommés par le Président de l’Assemblée populaire nationale et 2 autres par le Président du Conseil de la nation; 7 sont élus à la majorité absolue parmi les journalistes professionnels justifiant d’au moins quinze ans d’expérience (art. 50).
Le Rapporteur spécial craint que la procédure de nomination et de désignation des membres de l’autorité ne garantisse pas pleinement son indépendance étant donné l’influence pouvant être exercée par le parti politique majoritaire et le Président et le manque d’indépendance de la presse écrite en général.
ii) Lancement de publications
52. Lors de sa visite, des associations et des syndicats désirant lancer leur propre publication ont indiqué au Rapporteur spécial qu’ils n’avaient toujours pas reçu de récépissé de la part des autorités après avoir soumis leur déclaration préalable en vertu de la loi no 90-07. Le Rapporteur spécial a déclaré publiquement que chacun devrait avoir le droit de lancer une publication sans aucune restriction et qu’il ne devrait pas y avoir de mécanismes publics ou de facto d’autorisation, au-delà de la notification des institutions publiques.
53. Le Rapporteur spécial note avec préoccupation que l’article 11 de la loi no 12-05 dispose que l’édition de toute publication périodique est libre, soumise au dépôt d’une déclaration préalable par le directeur responsable de la publication auprès de l’autorité de régulation de la presse, qu’un récépissé lui est immédiatement remis et après soixante jours, un agrément est délivré par l’autorité de régulation (art. 13).
En cas de refus, l’autorité est tenue de motiver la décision, qui est susceptible de recours devant la juridiction compétente. Le Rapporteur spécial regrette que l’on soit formellement passé à un régime d’agrément.
iii) Participation étrangère dans les médias
54. L’article 23 de la loi no 12-05 dispose que le directeur responsable de toute publication périodique doit, entre autres, être de nationalité algérienne. L’article 22 dispose que l’impression de toute publication détenue par une société étrangère est soumise à une autorisation du Ministère de la communication. L’article 38 dispose que la production et/ou l’importation par les organismes étrangers et les missions diplomatiques de publications périodiques destinées à la distribution, à titre gratuit, est/sont soumise(s) à l’autorisation du Ministère des affaires étrangères.
Le Rapporteur spécial déplore de tels systèmes d’autorisation et rappelle que le droit à la liberté d’expression s’applique sans considération de frontières conformément au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
55. En outre, l’article 29 de la loi no 12-05 interdit aux directeurs des publications périodiques de recevoir une aide matérielle directe ou indirecte de toute partie étrangère. L’article 116 prévoit une amende de 100 000 à 300 000 dinars et une suspension temporaire ou définitive du titre ou de l’organe d’information.
Par ailleurs, l’article 117 punit d’une amende de 100 000 à 400 000 dinars tout directeur de l’un des titres ou organes d’information visés à l’article 4, qui reçoit des fonds ou accepte des avantages d’un organisme public ou privé. Le Rapporteur spécial estime que ces dispositions visent à contrôler les publications périodiques et sont, par conséquent, inacceptables.
3. Télévision et radio
56. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a déclaré qu’il était clair que l’ouverture dont bénéficie la presse depuis le début des années 1990 n’était pas encore étendue à la télévision et à la radio, étant donné le monopole de l’État sur ces deux médias.
Le Rapporteur spécial s’est entretenu avec les directeurs généraux de la télévision et de la radio publiques et a été informé de leurs activités. Le pays comptait au moment de la visite 5 chaînes de télévision: 3 chaînes généralistes, 1 chaîne dédiée à la promotion de la culture amazighe et 1 autre consacrée au Coran, ainsi que 54 chaînes de radio, dont 1 chaîne pour chaque wilaya. La plupart des régions du pays bénéficiaient d’une couverture radio.
57. Le Rapporteur spécial a transmis les préoccupations de plusieurs interlocuteurs, qui avaient indiqué que le traitement par la télévision et la radio publiques des contestations qui avaient lieu dans le pays dans le contexte du Printemps arabe était biaisé, et que celles-ci n’avaient pas accordé un accès suffisant aux partis de l’opposition, ni aux organisations non gouvernementales dont l’attitude était critique à l’égard des autorités. Ces affirmations ont été démenties par les directeurs de la télévision et de la radio.
Le Rapporteur spécial note avec intérêt la déclaration faite en décembre 2011 par le Ministre de la communication8 selon laquelle son secteur contribuerait à l’ouverture de la télévision algérienne à tous les partis politiques, en reconnaissant qu’elle traversait une étape difficile à cause, entre autres, d’anciennes politiques qui ne lui avaient pas permis d’accomplir sa mission en tant que service public.
58. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a recommandé qu’une autorité indépendante représentant l’ensemble des secteurs d’activité des parties prenantes, notamment la presse et la société civile, soit mise en place pour garantir une ouverture et une réelle indépendance des médias audiovisuels publics, d’autant plus qu’une proportion importante de la population tire ses informations de la télévision et de la radio.
59. Le Rapporteur spécial relève avec satisfaction que la loi no 12-05 institue une autorité de régulation de l’audiovisuel, indépendante et jouissant de l’autonomie financière (art. 64). Les missions, les attributions, la composition et le fonctionnement de cette autorité sont déterminés par la loi relative à l’activité audiovisuelle (art. 65).
Une fois de plus, le Rapporteur spécial tient à souligner qu’il est essentiel que la presse et la société civile, qui doivent être réellement indépendantes des pouvoirs publics, soient représentées au sein de cette autorité. Il s’est déclaré disposé à formuler des commentaires sur le projet de loi relatif à l’activité audiovisuelle.
60. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a encouragé les autorités à envisager d’ouvrir certains canaux et fréquences au secteur privé et aux partenariats public-privé. Il a noté avec satisfaction le calendrier fixé par le Ministre de la communication pour la numérisation du système, qui favorisera la diversification des initiatives. Il salue l’ouverture du secteur audiovisuel aux entreprises privées algériennes à travers l’adoption de la loi no 12-05 (art. 61). Cela constitue, sans aucun doute, une avancée louable puisqu’elle répond à une revendication de longue date des différents acteurs.
L’article 59 dispose que l’activité audiovisuelle est une mission de service public. Dans ce cadre, le Rapporteur spécial exprime de nouveau des préoccupations au sujet de l’article 2 de la loi no 12-05 qui ne peut manquer d’avoir une incidence négative sur l’activité audiovisuelle.
61. Le Rapporteur spécial reste préoccupé par le fait que la chaîne d’information Al Jazeera ne soit toujours pas autorisée à opérer dans le pays. Selon les autorités, cette chaîne aurait procédé à une couverture biaisée des marches organisées par l’opposition en février 2011 et attisé les tensions. Le Rapporteur spécial estime qu’une telle exclusion n’est pas compatible avec la volonté exprimée par le Gouvernement d’engager des réformes politiques visant, notamment, à promouvoir la liberté d’expression.
4. Médias en ligne
62. La loi no 12-05, en son titre 5, traite des médias électroniques, à savoir, les journaux en ligne (art. 67 et 68) et les activités audiovisuelles en ligne (art. 69 et 70). Les articles 68 et 70 disposent que l’activité de presse en ligne et l’activité audiovisuelle en ligne «consistent en la production d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations ayant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique». Une fois encore, ces dispositions sont vagues et peuvent donner lieu à une interprétation restrictive de la loi.
L’article 71 dispose que «l’activité de presse électronique et l’activité audiovisuelle en ligne s’exercent dans le respect des dispositions de l’article 2» de la même loi. Cet article pose problème dans la mesure où il fait référence à l’article 2, comme mentionné ci-dessus.
C. Liberté d’opinion et d’expression sur l’Internet
1. Cadre juridique
63. La loi no 09-04 de 2009 régit la prévention et la répression des infractions liées aux technologies de l’information et de la communication. L’article 3 dispose qu’«il peut être procédé, pour des impératifs de protection de l’ordre public ou pour les besoins des enquêtes ou des informations judiciaires en cours, à la mise en place de dispositifs techniques pour effectuer des opérations de surveillance des communications électroniques, de collecte et d’enregistrement en temps réel de leur contenu, ainsi qu’à des perquisitions et des saisies dans un système informatique».
L’article 4 dispose que ces opérations de surveillance peuvent être effectuées notamment «pour prévenir les infractions qualifiées d’actes terroristes ou subversifs et les infractions contre la sûreté de l’État». De telles opérations ne peuvent être effectuées que sur autorisation écrite de l’autorité judiciaire compétente.
64. Tout en étant conscient que l’Internet peut faciliter la commission d’un crime, que le Gouvernement a pour responsabilité de veiller à ce que l’Internet demeure un endroit sûr et à ce que les personnes qui se rendent coupables de délits dans ce contexte répondent de leurs actes, le Rapporteur spécial est préoccupé par l’imprécision de l’expression «actes terroristes et subversifs» qui peut éventuellement conduire à des abus dans l’application de la loi no 09-04.
Il fait écho aux observations finales du Comité des droits de l’homme concernant l’Algérie: «Tout en comprenant les exigences de sécurité liées à la lutte contre le terrorisme, le Comité se déclare préoccupé par le peu de précisions quant à la définition particulièrement large des actes terroristes ou subversifs contenue dans le Code pénal.
L’État partie devrait veiller à ce que les mesures prises au titre de la lutte contre le terrorisme soient conformes aux dispositions du Pacte. En outre, la définition des actes terroristes et subversifs ne devrait pas conduire à des interprétations permettant de réprimer sous le couvert d’actes terroristes l’expression légitime des droits consacrés par le Pacte9».
65. En outre, le Rapporteur spécial s’inquiète de ce que la loi no 09-04 pourrait porter atteinte au droit au respect de la vie privée des utilisateurs de l’Internet et empêcher la libre circulation des informations et des idées en ligne, en sapant la confiance de la population. Comme le Rapporteur spécial l’a rappelé précédemment «le droit au respect de la vie privée est essentiel pour que les individus s’expriment librement»10.
2. Accès à l’Internet
66. Le Rapporteur spécial se félicite du travail accompli par le Ministère de la poste et des technologies de l’information et de la communication qui a permis un plus large accès à l’Internet pour le public (8 millions d’utilisateurs actuellement), y compris les utilisateurs avec un abonnement personnel (1 million), et les institutions, notamment les universités et les centres de recherche connectés via le Réseau académique et de recherche, le secteur de l’éducation nationale, le secteur de la formation et de l’enseignement professionnels, les établissements culturels et les administrations publiques.
67. La stratégie du Gouvernement en matière de technologies de l’information et de la communication consiste en la généralisation de l’usage de celles-ci pour le bien de l’économie nationale et des citoyens. L’accès à l’Internet à haut et très haut débit est un préalable. À cette fin, un fonds d’appropriation des usages et du développement des technologies de l’information et de la communication (FAUDTIC) a été créé en 2009.
Il finance notamment la généralisation de l’accès du public à l’Internet, l’enseignement des technologies de l’information et de la communication à toutes les catégories sociales, et le renforcement de la recherche, du développement et de l’innovation.
68. En outre, dans le cadre du mandat du Fonds, le Ministère de la poste et des technologies de l’information et de la communication a signé en 2010 une convention avec le Ministère de la culture visant à généraliser le libre accès à l’Internet avec un débit de 2 mégabits/s à toutes les maisons de culture et les bibliothèques publiques au niveau national, permettant ainsi de développer des espaces communautaires et de former tous les responsables du secteur à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication.
Dans le même cadre, une convention similaire a été signée en 2010 avec le Ministère de la jeunesse et des sports pour connecter à l’Internet l’ensemble des 2 000 maisons de jeunes. Le Ministère de la poste et des technologies de l’information et de la communication a également fourni l’équipement informatique à certains de ces établissements. Le Ministère de l’éducation nationale a également exposé les efforts louables qu’il déploie pour assurer un enseignement des technologies de l’information dans les écoles primaires et secondaires.
69. De plus, l’accès à l’Internet est facilité par l’exonération de: a) la taxe sur la valeur ajoutée liée aux frais de connexion via les lignes téléphoniques fixes, d’hébergement des serveurs Web des centres de données du domaine «dz» situés en Algérie ainsi que de maintenance et d’assistance y afférentes; b) la taxe sur la création, la production et l’édition nationale d’oeuvres et de travaux sur supports numériques.
70. Le Rapporteur spécial a accueilli favorablement les plans présentés par le Ministre visant à étendre le réseau des services de l’Internet via les fibres optiques, et à travers d’autres réseaux qui existent déjà. Lors de sa visite, le Rapporteur spécial a été informé que le pays comptait 62 000 kilomètres de fibres optiques et 52 000 kilomètres de faisceaux hertziens numériques.
71. Le Ministre de la poste et des technologies de l’information et de la communication, ainsi que le Président du Conseil de l’autorité de régulation de la poste et des télécommunications, ont informé le Rapporteur spécial que les autorités n’avaient censuré aucun site Web et n’avaient mis au point aucun mécanisme de blocage ou de filtrage de l’Internet.
Cependant, le Rapporteur spécial a reçu des témoignages faisant état de l’impossibilité de se connecter au site Facebook, durant une courte période au début de l’année 2011, lorsque des contestations avaient lieu dans les pays voisins, ce qui a été démenti par le Ministre. De même, le site Internet d’une agence d’information aurait été suspendu pendant quinze jours durant la même période.
D. Censure des livres importés
72. Le Rapporteur spécial a été informé que les livres importés pouvaient être soumis à la censure par le Ministère de la culture. Il estime qu’il y a une contradiction flagrante entre une telle loi et le fait que l’usage de l’Internet et l’achat d’antennes paraboliques soient permis. La censure des livres importés est une survivance du passé et leur libre circulation est un révélateur du degré de la liberté d’opinion et d’expression.
E. Liberté de réunion pacifique
73. Le décret no 92-44 de 1992 a institué l’état d’urgence et autorisé le Ministre de l’intérieur et les walis (gouverneurs) à ordonner la fermeture provisoire de l’accès à tous les lieux de réunion publique et l’interdiction de tout rassemblement ou manifestation susceptible de troubler l’ordre public. En outre, en vertu d’un décret adopté en 2001, toute marche à Alger est interdite.
Plusieurs rassemblements et manifestations pacifiques ont été interdits. Par exemple, en mars 2010, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme n’a pas été autorisée à tenir son troisième congrès bien qu’elle ait déposé une déclaration auprès de la wilaya d’Alger plusieurs semaines avant l’événement.
En mai 2010, un groupe de personnes rassemblées pacifiquement devant le siège de l’Entreprise nationale de la télévision à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse ont été dispersées par les forces de sécurité.
74. Lorsque l’état d’urgence a été levé en février 2011, la loi no 91-19 de 1991 régissant l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique a été de nouveau appliquée. Les réunions publiques sont soumises à une déclaration auprès du wali au moins trois jours avant la tenue de l’événement (art. 5). Les manifestations publiques sont soumises à une autorisation préalable (art. 15), et la demande d’autorisation doit être adressée au wali au moins huit jours avant la date prévue pour le déroulement de la manifestation (art. 17).
Toute manifestation se déroulant sans autorisation préalable est considérée comme un attroupement (art. 19) et les organisateurs et les participants encourent une peine d’emprisonnement de trois mois à un an et/ou une amende de 3 000 à 15 000 dinars (art. 23).
Selon l’article 9, «il est interdit dans toute réunion ou manifestation publique de s’opposer aux constantes nationales» et «de porter atteinte aux symboles de la révolution du 1er novembre, à l’ordre public et aux bonnes moeurs». En cas de violation de l’article 9, les sanctions prévues à l’article 23 ci-dessus s’appliquent.
75. Selon plusieurs militants, malgré la levée de l’état d’urgence, le décret de 2001 continue d’être invoqué pour empêcher des marches de se dérouler dans la capitale et dans d’autres villes, comme Oran. Lorsque les marches sont autorisées, elles le sont à la dernière minute et lorsqu’elles sont interdites, les refus sont rarement motivés.
Le Rapporteur spécial déplore ces pratiques arbitraires et obliques. Il est favorable à un régime de simple déclaration des réunions et manifestations publiques plutôt qu’à un système d’autorisation.
76. Des personnes de tous les segments de la société, notamment des jeunes, sont descendues dans les rues pour revendiquer leurs droits, y compris le droit à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association, en plus des droits économiques,
sociaux et culturels tels que l’accès à l’emploi. Durant sa visite, le Rapporteur spécial a été témoin de plusieurs rassemblements pacifiques à Alger et d’une marche d’étudiants qui a été contenue par un important dispositif policier. Selon plusieurs sources, les forces de sécurité ont fini par disperser violemment la marche.
En outre, le Rapporteur spécial s’est rendu le 13 avril 2011 sur un site où un rassemblement pacifique de familles de disparus
venait d’être réprimé, en face des bureaux de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme. Un militant de l’organisation non gouvernementale SOS Disparus a été frappé au bas du corps, un autre roué de coups et des femmes, dont certaines étaient âgées, ont été molestées.
Le Rapporteur spécial est vivement préoccupé par cette brutalité qui est totalement inacceptable.
77. Le Rapporteur spécial a également rencontré Dalila Touat, membre d’une ONG, le «Comité national pour la défense des droits des chômeurs», qui avait été arrêtée à Mostaganem le 16 mars 2011 pour avoir distribué des tracts appelant à une manifestation pacifique pour défendre les droits des chômeurs, et qui avait été inculpée en vertu de l’article 100 du Code pénal.
Le Rapporteur spécial a soulevé son cas auprès des autorités et il a été heureux d’apprendre, quelques semaines plus tard, que toutes les poursuites avaient été abandonnées et que l’affaire avait été classée.
78. Depuis la visite du Rapporteur spécial, plusieurs manifestations publiques ont été interdites. À titre d’exemple, le 23 avril 2011, des fonctionnaires du Ministère de l’éducation nationale auraient été empêchés de tenir un rassemblement pacifique devant le Palais présidentiel et plusieurs d’entre eux auraient été battus.
Le 29 juin 2011, une marche pacifique organisée par les avocats du barreau d’Alger a été interdite. Des marches organisées par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie ont également été empêchées à maintes reprises. Le 16 octobre 2011, les forces de sécurité auraient violemment dispersé un rassemblement pacifique de 30 membres du Comité national pour la défense des droits des chômeurs dans la wilaya de Laghouat.
Certains desdits membres auraient été physiquement agressés et détenus pendant un certain temps et cinq auraient été grièvement blessés. Les forces de sécurité ont également confisqué leurs banderoles et leurs téléphones portables. Le coordonnateur du Comité a été convoqué peu de temps après au commissariat de Batna et interrogé sur les activités du Comité et ses liens avec des militants affiliés à d’autres syndicats.
Le Rapporteur spécial a été informé en outre que les organisateurs de rassemblements pacifiques étaient ciblés par les forces de sécurité avant la tenue des rassemblements prévus. Par exemple, en juin 2011, trois membres du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) ont été arrêtés avant le rassemblement hebdomadaire de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie et interrogés sur leurs activités politiques, avant d’être libérés.
79. Le Rapporteur spécial s’est entretenu avec le Directeur général de la sûreté nationale et quatre autres hauts responsables, et leur a exprimé sa préoccupation en ce qui concerne l’usage excessif de la force par les agents de la force publique lors des rassemblements pacifiques. Il a été informé que ces agents étaient formés aux droits de l’homme et qu’ils n’avaient jamais fait usage de la force lors de ces rassemblements.
En outre, tous les échelons hiérarchiques des forces de l’ordre ont reçu notamment pour instructions d’agir «avec tact et professionnalisme» lors de missions de maintien ou de rétablissement de l’ordre public et d’éviter d’utiliser systématiquement des moyens répressifs contre les manifestants ou pour disperser des rassemblements non autorisés sur la voie publique.
Toutefois, au vu des incidents mentionnés ci-dessus, dont il a été témoin ou qui ont été portés à son attention, le Rapporteur spécial souhaite réitérer la nécessité pour les autorités chargées de l’application des lois d’adhérer au Code de conduite pour les responsables de l’application des lois et aux Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois.
À cet égard, il souhaite souligner l’importance de diligenter des enquêtes approfondies sur les allégations portant sur l’usage excessif de la force menées par des organes indépendants, et de faire en sorte que les responsables soient jugés et que les victimes obtiennent réparation. Ces mesures sont essentielles non seulement pour protéger les droits des individus mais également pour instaurer la confiance entre la population et le Gouvernement.
F. Liberté d’association
80. Lors de sa visite, le Rapporteur spécial s’est entretenu avec plusieurs militants des droits de l’homme, y compris des syndicalistes, qui ont soulevé différentes questions se rapportant à l’exercice de leur droit à la liberté d’association.
81. Au moment de la visite, la constitution d’associations, leur organisation et leur fonctionnement étaient régis par la loi no 90-31 de 1990. Les articles 7 et 10 disposaient qu’une association était régulièrement constituée, notamment, après a) le dépôt d’une déclaration de constitution auprès du wali de la wilaya du siège de l’association ou du Ministre de l’intérieur pour les associations à vocation nationale ou inter-wilayale, et b) la délivrance d’un récépissé d’enregistrement par l’autorité compétente dans les soixante jours suivant le dépôt de ladite déclaration.
Si l’autorité compétente estimait que la constitution de l’association était contraire à la loi (c’est-à-dire si l’objet de l’association est contraire au système institutionnel en place, à l’ordre public, aux bonnes moeurs ou aux dispositions des lois et règlements en vigueur), elle saisissait la chambre administrative de la cour territorialement compétente huit jours avant l’expiration de la période des soixante jours. La chambre avait alors trente jours pour statuer (art. 8).
82. Le Rapporteur spécial a été informé, à maintes reprises, qu’en pratique la délivrance des récépissés d’enregistrement était arbitrairement refusée sur instructions des autorités ou par défaut de renvoi du dossier devant la cour, ou que la procédure était indéfiniment retardée, dans le cas d’organisations critiques à l’égard des politiques du Gouvernement ou s’occupant de questions réputées controversées telles que les disparitions forcées et les victimes du terrorisme pendant la décennie noire.
Ainsi, les organisations non gouvernementales SOS Disparus et Somoud, qui travaillent sur les questions susmentionnées, n’auraient jamais été informées de la suite donnée au dépôt de leurs déclarations de constitution auprès du Ministère de l’intérieur. De même, l’association El Manara pour la jeunesse n’a toujours pas reçu de récépissé d’enregistrement alors qu’elle avait déposé un dossier en 2006 auprès de la wilaya de Mostaganem.
En l’absence du récépissé d’enregistrement, une association n’est pas dotée de la personnalité juridique et ne peut donc pas ouvrir un compte bancaire, recevoir des fonds ou engager une action en justice. En outre, certaines associations ont été priées de manière arbitraire de changer leur appellation lorsqu’elles ont déposé une demande pour le renouvellement des membres de leur conseil d’administration, ce fut le cas par exemple de l’ONG Femmes algériennes revendiquant leurs droits.
83. À la fin de sa visite, le Rapporteur spécial a publiquement encouragé le Gouvernement algérien à faciliter l’exercice du droit à la liberté d’association. Néanmoins, les dispositions de la loi no 12-06 relative aux associations, qui a été adoptée en décembre 2011, restreignent indûment la liberté d’association.
84. Désormais, la création d’une association est soumise à une procédure qui s’apparente à un régime d’autorisation préalable puisque l’autorité administrative est tenue soit de délivrer un récépissé ayant valeur d’agrément, soit de prendre une décision de refus(art. 8), sans avoir à renvoyer le dossier à la justice en cas de refus. En cas de refus d’agrément, l’association peut saisir la justice.
Les raisons pouvant motiver un refus sont très nombreuses et peuvent donc donner lieu à des décisions arbitraires, étant donné que l’objet et les buts des activités d’une association doivent cadrer avec l’intérêt général et ne pas être contraires aux constantes et aux valeurs nationales ainsi qu’à l’ordre public, aux bonnes moeurs et aux dispositions des lois et règlements en vigueur (art. 2).
Une autre source de préoccupation est que les associations ne sont plus autorisées à recevoir des fonds provenant des légations et des organisations non gouvernementales étrangères en dehors du cadre des relations de coopération dûment établies (art. 30), ce qui pénalise plusieurs associations des droits de l’homme qui dépendent de ces financements.
Dans le cas où une association reçoit des fonds de ces entités, elle s’expose à une suspension de son activité pour une période qui peut aller jusqu’à six mois (art. 40) ou même à la dissolution (art. 43). En outre, les autorités administratives sont habilitées à suspendre les activités d’une association ou à la dissoudre «en cas d’ingérence dans les affaires internes du pays ou d’atteinte à la souveraineté nationale» (art. 39).
Une fois encore, des dispositions de ce type au libellé trop général peuvent être invoquées de manière arbitraire. Enfin, tout membre ou dirigeant d’une association, non encore enregistrée ou agrée, suspendue ou dissoute, qui continue à agir en son nom, s’expose à une peine de trois à six mois d’emprisonnement et à une amende de 100 000 à 300 000 dinars (art. 46). Cette disposition est particulièrement problématique eu égard à ce qui précède.
85. S’agissant des associations étrangères, celles-ci sont autorisées à opérer uniquement si elles visent à mettre en oeuvre des dispositions contenues dans un accord entre le Gouvernement et le Gouvernement du pays d’origine de l’association étrangère, pour la promotion de relations d’amitié et de fraternité entre le peuple algérien et le peuple de l’association étrangère (art. 63).
Les associations étrangères peuvent voir, de manière similaire, leur agrément suspendu ou retiré par les autorités administratives, notamment, lorsqu’elles se livrent à «une ingérence caractérisée dans les affaires du pays hôte, ou que [leur] activité est de nature à porter atteinte à la souveraineté nationale, à l’ordre institutionnel établi, à l’unité nationale ou à l’intégrité du territoire national, à l’ordre public, aux bonnes moeurs ou aux valeurs civilisationnelles du peuple algérien» (art. 65). Ces dispositions sont également générales et peuvent être utilisées de manière arbitraire.
86. Il est donc à craindre que les mêmes associations, dont le droit à la liberté d’association aurait été indûment restreint en vertu des dispositions de la loi no 90-31, continuent d’être ciblées en vertu des nouvelles dispositions, peut-être à une échelle plus grande encore, étant donné que la nouvelle loi est autrement plus restrictive. Par conséquent, le Rapporteur spécial est vivement préoccupé par cette nouvelle législation qui compromet le droit à la liberté d’association et donc a un effet négatif sur le droit à la liberté d’expression.
87. Enfin, le Rapporteur spécial est préoccupé par des informations selon lesquelles, à un certain nombre d’occasions, des membres d’organisations non gouvernementales internationales de défense des droits de l’homme n’ont pas été autorisés à entrer en Algérie.
Par exemple, le Directeur général du Réseau euroméditerranéen des droits de l’homme, un réseau comptant plus de 80 organisations, institutions et militants des droits de l’homme basés dans 30 pays de la région euroméditerranéenne, s’est vu refuser par deux fois en 2009 le visa d’entrée en Algérie pour assister à des réunions. De même, en 2009, une journaliste
tunisienne militante des droits de l’homme qui devait participer à un programme sur la supervision des médias à l’invitation de la Ligue algérienne des droits de l’homme, a été refoulée à son arrivée à l’aéroport d’Alger.
G. Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme
88. Pendant la visite, le Rapporteur spécial s’est entretenu avec plusieurs représentants de la société civile, dont certains soutenaient l’action de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme et d’autres ont exprimé leur méfiance à l’égard des activités de cet organisme.
Lors d’une réunion avec le Président et des membres de la Commission, le Rapporteur spécial a souligné qu’il importait d’évoquer les revendications légitimes, passées et présentes, dans le domaine des droits de l’homme de tous les secteurs de la société civile. Il a aussi rappelé, entre autres, combien il importait de garantir son indépendance dans la procédure de nomination et dans son fonctionnement, eu égard à la confirmation, en octobre 2010 du statut «B» de la Commission conformément aux Principes concernant le statut des institutions nationales (Principes de Paris) par le Sous-Comité du Comité international de coordination des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme.
89. Dans ce cadre, le Rapporteur spécial rappelle qu’en mars 2010 le Comité de coordination a exprimé plusieurs préoccupations relevant notamment que «les rapports dela Commission [n’étaient] pas suffisamment diffusés, discutés ou examinés par les organismes gouvernementaux ou le Parlement» et qu’il était indispensable pour les instances des droits de l’homme «de maintenir une étroite collaboration avec la société civile en vue de s’acquitter efficacement de leur mandat»; il a engagé ces institutions «à améliorer leurs relations avec ces organisations»12.
VI. Conclusions et recommandations
90. Le Rapporteur spécial réaffirme l’importance de la liberté d’opinion et d’expression ainsi que du droit de réunion pacifique et de la liberté d’association dans une société véritablement démocratique. Les réformes politiques que l’Algérie a engagées sont assurément importantes et interviennent à un moment crucial. Cependant, elles présentent des lacunes et des insuffisances qui pèsent gravement sur l’exercice des droits à la liberté d’expression et d’association. La persistance de pratiques négatives concernant la liberté d’expression, le droit de réunion pacifique et la liberté d’association compromet davantage l’exercice de ces droits.
91. La logique du passé ne peut plus être invoquée pour passer outre aux aspirations du peuple, notamment des jeunes, et pour limiter leurs libertés. Le Gouvernement devrait tenir compte de ces revendications. La liberté d’expression, de même que le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, contribuent à apaiser les tensions dans la société.
92. Pour renforcer les fondements de la démocratie en Algérie, le Rapporteur spécial, dans un esprit constructif, recommande les mesures ci-dessous.
A. Poursuites en justice liées à l’exercice de la liberté d’expression
93. Les actions en diffamation devraient être civiles et les amendes devraient être réduites sensiblement pour ne pas avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression.
94. Les actions en diffamation ne devraient jamais être utilisées pour étouffer les critiques à l’endroit des institutions et des politiques de l’État.
95. Le Gouvernement devrait donner suite à la recommandation du Comité des droits de l’homme tendant à ce que l’État partie abroge toute disposition de l’ordonnance no 06-01 portant mise en oeuvre de la Charte pour la paix et de
réconciliation nationale, notamment l’article 46, qui porte atteinte à la liberté d’expression ainsi qu’au droit de toute personne d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme, tant au niveau national qu’au niveau international13. Le Rapporteur spécial note à cet égard que l’Algérie a accepté la recommandation faite à la première session de l’Examen périodique universel selon laquelle l’État partie devrait prendre en compte les recommandations formulées par le Comité des droits de l’homme.
B. Liberté de la presse et droit à l’information
96. Le Gouvernement devrait donner suite à la recommandation du Comité des droits de l’homme et notamment garantir la liberté de la presse et la protection des journalistes conformément à l’article 19 du Pacte15.
97. Toutes les dispositions de la loi no 12-05 jugées problématiques dans le présent rapport devraient être revues afin de garantir pleinement la liberté d’opinion et d’expression.
98. Le Gouvernement devrait adopter une loi pour mettre en place des mécanismes spécifiques garantissant l’accès aux informations publiques.
99. Les institutions nationales devraient élaborer une stratégie commune de communication qui permettrait au public d’être mieux informé, de façon à faire connaître, entre autres, les mesures positives prises par le Gouvernement.
100. Les visas et accréditations des journalistes de même que leur renouvellement devraient être traités avec diligence et ne devraient pas servir de moyen pour menacer ou limiter leur liberté de couvrir tous les sujets. L’entrée des journalistes étrangers dans le pays devrait être facilitée.
101. Il devrait être mis fin aux actes d’intimidation et autres formes de pression sur les journalistes pour que la profession cesse de pratiquer l’autocensure.
102. Le Parlement devrait adopter un texte législatif visant à doter l’ANEP d’une réelle indépendance et établir des principes pour régir la répartition des annonces publicitaires publiques.
103. Les activités d’impression devraient être régies par les principes de la concurrence loyale.
104. Al Jazeera devrait être autorisée à exercer son activité dans le pays.
C. Liberté d’opinion et d’expression sur l’Internet
105. La loi no 09-04 devrait être appliquée uniquement en tant qu’exception à la règle générale permettant d’utiliser librement et sans entraves l’Internet, de même que toutes les autres formes de communication. Il ne devrait être permis qu’un petit nombre de dérogations biens définies et faisant l’objet de dispositions législatives claires et précises.
106. La surveillance ne devrait être effectuée que conformément au droit international des droits de l’homme et ne devrait jamais être arbitraire.
D. Censure des ouvrages importés
107. Il ne devrait plus être possible de censurer des ouvrages importés.
E. Droit de réunion pacifique et liberté d’association
108. Le Gouvernement devrait donner suite à la recommandation du Comité des droits de l’homme tendant à ce que l’État partie respecte et protège les activités des organisations et des défenseurs des droits de l’homme. Il devrait veiller à ce que toute restriction imposée au droit de réunion et de manifestation pacifiques, à l’enregistrement des associations et à l’exercice pacifique de leurs activités soit compatible avec les dispositions des articles 21 et 22 du Pacte relatif aux droits civils et politiques.
109. Le droit des familles des victimes de disparitions forcées ou involontaires de s’exprimer publiquement doit être reconnu et respecté.
110. Le décret de 2001 relatif à l’interdiction des marches à Alger devrait être abrogé.
111. Le Gouvernement devrait modifier la loi no 91-19 de manière à instituer un régime de notification pour les manifestations publiques au lieu du régime d’autorisation.
112. Les agents de la force publique devraient s’abstenir de faire usage d’une force excessive contre les manifestants pacifiques. Ils devraient être dûment formés aux normes internationales des droits de l’homme relatives au maintien de l’ordre lors des réunions et manifestations. Toutes les allégations concernant l’usage excessif de la force devraient faire sans délai l’objet d’une enquête approfondie menée par un organisme indépendant, les responsables devraient rendre compte de leurs actes et les victimes devraient obtenir réparation.
113. Le Gouvernement devrait modifier la loi no 12-06 afin de garantir pleinement la liberté d’association.
114. Le Gouvernement devrait autoriser les membres des organisations internationales des droits de l’homme à entrer en Algérie pour mener leurs activités légitimes, dans l’exercice de leur droit à la liberté d’opinion et d’expression.
115. Le Gouvernement devrait donner une suite favorable à la demande du Rapporteur spécial sur le droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association d’effectuer une visite dans le pays afin qu’il puisse traiter des questions afférentes identifiées dans le présent rapport.
F. Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme
116. La Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme devrait être renforcée afin qu’elle satisfasse pleinement aux Principes de Paris.
117. La Commission devrait prendre en compte les revendications formulées et gagner la confiance de toutes les organisations non gouvernementales.
Le rapport de Franck La Rue dans sa version originale
Lire l'article original : Liberté d’opinion et d’expression en Algérie : Ce que contient le rapport de l’ONU (Document) | DNA - Dernières nouvelles d'Algérie
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