samedi 12 septembre 2015

Dans les montagnes habitent les Kabyles indépendants - Le journal de Kabylie







Dans les montagnes habitent les Kabyles indépendants 19 Juillet 2015







Ce texte, écrit en 1847, prouve que la Kabylie était indépendante avant que la France coloniale ait la mauvaise idée de l’intégrer à l’Algérie.


Objet et plan du rapport


Messieurs, contrairement à ses usages, la Chambre a composé, cette année, la commission des crédits extraordinaires d’Afrique de dix-huit membres au lieu de neuf. En prenant une mesure aussi exceptionnelle, elle a, sans doute, voulu manifester une pensée dont votre commission a dû rechercher avec empressement le vrai sens.


Jamais notre domination en Afrique n’a semblé menacée de moins de dangers qu’en ce moment. La soumission dans la plus grande partie du pays, succédant à une guerre habilement et glorieusement conduite ; des relations amicales ou paisibles avec les princes musulmans nos voisins ; Abd-el-Kader réduit à se livrer à des actes de barbarie, qui attestent de son impuissance plus encore que de sa cruauté ; la Kabylie disposée à reconnaître notre empire ; l’instigateur de la dernière insurrection réduit à se remettre entre nos mains, et venant faire appel à notre générosité, après avoir vainement essayé de résister à notre force, tel est le spectacle qu’offrent aujourd’hui nos affaires.


Ce n’est donc pas dans la vue de conjurer des périls que la Chambre a voulu provoquer, cette année, un examen plus solennel de la question d’Afrique. On peut dire, au contraire, que c’est le succès de nos armes et la paix qui en a été la suite, qui créent aujourd’hui à ses yeux un état nouveau et appellent des résolutions nouvelles.


La longue guerre qui a promené nos drapeaux dans toutes les parties de l’ancienne Régence, et nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des rapports nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. Les progrès que nous avons faits en ce sens sont de nature à surprendre. Aujourd’hui, on peut le dire, la société indigène n’a plus pour nous de voile. L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité, quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patiente et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. Non seulement nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements, mais nous sommes descendus jusqu’aux détails des faits secondaires. Nous avons donné et reconnu les divers éléments dont la population indigène se compose ; l’histoire des différentes tribus nous est presque aussi bien connue qu’à elles-mêmes ; nous possédons la biographie exacte de toutes les familles puissantes ; nous savons enfin où sont toutes les véritables influences. Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux, et ce qu’il est sage d’en craindre.


À mesure que nous connaissons mieux le pays et les indigènes, l’utilité et même la nécessité d’établir une population européenne sur le sol de l’Afrique nous apparaissent plus évidentes.


Déjà, d’ailleurs, nous n’avons plus, en cette matière, de choix à faire ni de résolution à prendre.


La population européenne est venue ; la société civilisée et chrétienne est fondée. Il ne s’agit plus que de savoir sous quelles lois elle doit vivre et ce qu’il faut faire pour hâter son développement.


Le moment est également venu d’étudier de plus près, et plus en détail qu’on n’a pu le faire jusqu’à présent, ce grand côté de la question d’Afrique. Tout nous y convie : l’expérience déjà acquise des vices de l’état de choses actuel, la connaissance plus grande que nous avons du pays et de ses besoins, la paix qui permet de se livrer, sans préoccupation, à une telle étude, et qui la rend facile et fructueuse.


Notre domination sur les indigènes, ses limites, ses moyens, ses principes.


L’administration des Européens, ses formes, ses règles.


La colonisation, son emplacement, ses conditions, ses procédés.


Tels sont donc les trois grands problèmes que soulèvent les deux projets de lois qui vous sont soumis, et dont la Chambre veut qu’on cherche en ce moment la solution devant elle.


Nous allons traiter dans le présent rapport toutes les questions qui se rattachent directement à la domination du pays conquis, et à l’administration des Européens qui l’habitent.


Nous examinerons toutes les questions de colonisation dans le rapport sur la loi des camps agricoles.


Première Partie


DOMINATION ET GOUVERNEMENT DES INDIGÈNES


La domination que nous exerçons dans le territoire de l’ancienne Régence d’Alger est-elle utile à la France ?


Plusieurs membres de votre commission ont vivement soutenu la négative.


La majorité, Messieurs, tout en respectant comme elles méritent de l’être, les convictions anciennes et très sincères qui faisaient parler les honorables membres, et en constatant leur opinion, n’a pas cru qu’il fût nécessaire d’agiter de nouveau devant vous des questions si souvent débattues et depuis longtemps tranchées.


Nous admettrons donc, comme une vérité démontrée, que notre domination en Afrique doit être fermement maintenue. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’est aujourd’hui cette domination, quelles sont ses limites véritables et ce qu’il s’agit de faire pour l’affermir.


Distribution de la population indigène sur le sol. Aspect général qu’elle présente au point de vue de notre domination


Au point de vue de notre domination, la population indigène de l’Algérie doit être divisée en trois groupes principaux :


Le premier réside dans la vaste contrée, généralement connue sous le nom de Petit-Désert, et qui s’étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu’au commencement du Sahara.


Kabylie indépendante


À l’opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent nous n’avions jamais parcouru leur territoire ; mais, entourées aujourd’hui de toutes parts par nos établissements, gênées dans leurs industries, bloquées dans d’étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir.


Petit-Désert


La Chambre sait que les habitants de ce pays sont tout à la fois plus errants et plus sédentaires que la plupart des autres indigènes de l’Algérie. Le plus grand nombre parcourent chaque année des espaces immenses sans reconnaître, pour ainsi dire, de territoire. Les autres, au contraire, vivent dans des oasis où la propriété est individuelle, délimitée, cultivée et bâtie. Nos troupes n’ont point visité tout le Petit-Désert ; elles n’en occupent aucun point. Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très loin ; elle nous obéit sans nous connaître ; à vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette.


Le Tell


Le reste des habitants de l’Algérie, Arabes et Berbères, répandus dans les plaines ou sur les montagnes du Tell, depuis les frontières du Maroc jusqu’à celles de Tunis, forment le troisième groupe de population dont il reste à parler.


C’est dans cette partie du pays que se trouvent les villes, qu’habitent les plus grandes tribus, que se voient les plus grandes existences individuelles, que se rencontrent les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les plus habitables. Là ont eu lieu les principales expéditions militaires et se sont livrés les grands combats. C’est là, enfin, que nous avons nos grands établissements et que notre domination n’est pas seulement reconnue, mais assise.


La paix la plus profonde règne aujourd’hui sur ce vaste territoire ; nos troupes le parcourent en tous sens sans trouver la moindre résistance. L’Européen isolé peut même en traverser la plus grande partie sans redouter de péril.


La soumission y existe partout ; mais elle n’y a pas partout le même caractère.


Division du Tell en deux régions distinctes


À l’Est, notre domination est moins complète peut-être qu’à l’Ouest, mais infiniment plus tranquille et plus sûre. En général, nous y administrons les indigènes de moins près et d’une manière moins impérative ; mais notre suprématie y est moins contestée. Beaucoup de chefs indigènes y sont plutôt nos feudataires que nos agents : notre pouvoir y est tout à la fois moins absolu et moins en péril. Une armée de 20 à 22.000 hommes suffit à la garde de cette partie du pays, qui forme cependant la moitié de toute l’ancienne Régence, et qui compte plus de la moitié de ses habitants. La guerre y a été depuis quelques années presque inconnue.


Les populations de l’Ouest, celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises et en même temps plus frémissantes. Notre pouvoir sur elles est plus grand et moins stable. Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée.


A l’Est aussi bien qu’à l’Ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. Mais à l’Est on la tolère, tandis qu’à l’Ouest l’on ne fait encore que la subir. Ici on comprend que notre pouvoir peut avoir certains résultats utiles qui le rendent moins pesant ; là, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire.


Tel est l’aspect général que présente l’Algérie au point de vue de notre domination.


Pourquoi notre occupation ne doit plus s’étendre


Il est très difficile, sans doute, on doit le reconnaître, de savoir où l’on doit s’arrêter dans l’occupation d’un pays barbare. Comme on n’y rencontre d’ordinaire devant soi ni gouvernement constitué, ni population stable, on ne parvient presque jamais à y obtenir une frontière respectée. La guerre qui recule les limites de votre territoire ne termine rien ; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. C’est ainsi que les choses ont paru se passer longtemps dans l’Algérie elle-même. Une conquête ne manquait jamais de manifester la nécessité d’une nouvelle conquête ; chaque occupation amenait une occupation nouvelle, et l’on conçoit très bien que la nation, voyant cette extension graduelle et continue de notre domina¬tion et de nos sacrifices, se soit quelquefois alarmée, et que les amis mêmes de notre conquête se soient demandé avec inquiétude quand seraient enfin posées ses extrêmes limites et où s’arrêterait le chiffre de l’armée.


Ces sentiments et ces idées naissaient au sein de l’ignorance profonde dans laquelle nous avons vécu longtemps sur la nature du pays que nous avions entrepris de dominer. Nous ne savions ni jusqu’où il était convenable d’aller, ni où il était non seulement utile, mais nécessaire de s’arrêter.


Aujourd’hui on peut dire que, sur ces deux points, la lumière est faite.


Nous ne ferons que rappeler à la Chambre que l’Algérie présente ce bizarre phénomène d’un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l’une de l’autre, et cependant absolument unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. L’une, le Petit-Désert, qui renferme les pasteurs nomades ; l’autre, le Tell, où habitent les cultivateurs relativement sédentaires. Tout le monde sait maintenant que le Petit-Désert ne peut vivre si on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le maître du Petit-Désert, il y a toujours commandé sans l’occuper, il l’a gouverné sans l’administrer. Or nous occupons aujourd’hui, sauf la Kabylie, la totalité du Tell : pourquoi occuperions-nous le Petit-Désert ? pourquoi ferions-nous plus ou autrement que les Turcs, qui, pendant trois cents ans, y ont régné de cette manière ? L’intérêt de la colonisation ne nous force point à nous y établir, car nous ne pouvons songer à fixer des populations européennes dans ces contrées.


On peut donc dire, sans tromper personne, que la limite naturelle de notre occupation au Sud est désormais certaine. Elle est posée à la limite même du Tell.


Il est vrai que dans l’enceinte du Tell existe une contrée que nous n’avons pas encore occupée, et dont l’occupation ne manquerait pas d’augmenter, d’une manière très considérable, l’effectif de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de la Kabylie indépendante.


La Chambre nous permettra de ne point nous étendre en ce moment sur la question de la Kabylie ; nous aurons plus loin l’occasion d’en parler, en rendant compte d’un incident qui a eu lieu dans le sein de la commission. Nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu’il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie.


Ainsi, nous sommes fondés à dire qu’aujourd’hui les limites vraies et naturelles de notre occupation sont posées.


Comment nous sommes arrivés à connaître les meilleurs moyens à prendre pour dominer le pays


Voyons si l’on peut également dire que dans ces limites les forces que nous possédons aujourd’hui seront désormais suffisantes.


L’expérience ne nous a pas seulement montré où était le théâtre naturel de la guerre ; elle nous a appris à la faire. Elle nous a découvert le fort et le faible de nos adversaires. Elle nous a fait connaître les moyens de les vaincre et, après les avoir vaincus, d’en rester les maîtres. Aujourd’hui on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît les lois, et dont chacun peut faire l’application presque à coup sûr. Un des plus grands services que M. le maréchal Bugeaud ait rendus à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle.


Nous avons d’abord reconnu que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même. La vue de cette première vérité nous a bientôt conduits à la connaissance de cette autre, à savoir que, tant que cette population nous serait aussi hostile qu’aujourd’hui, il faudrait, pour se maintenir dans un pareil pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre, car il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple.


L’expérience a aussi fini par nous apprendre de quels moyens il fallait se servir pour comprimer le peuple arabe. Ainsi, nous n’avons pas tardé à découvrir que les populations qui repoussaient notre empire n’étaient point nomades, comme on l’avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles d’Europe. Chacune avait son territoire bien délimité dont elle ne s’éloignait pas sans peine, et où elle était toujours obligée de revenir. Si on ne pouvait occuper les maisons des habitants, on pouvait donc s’emparer des récoltes, prendre les troupeaux et arrêter les personnes.


Dès lors, les véritables conditions de la guerre d’Afrique sont apparues.


Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à opérer en masses contre des armées semblables, mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course, ou qui, placés près de leur territoire, les forçassent d’y rester et d’y vivre en paix.


Rendre les troupes aussi mobiles que possible et les tenir toujours à portée des populations suspectes, telles furent les deux conditions du problème.


On renonça d’abord à presque tout ce qui encombre la marche des soldats en Europe. On supprima presque entièrement le canon ; à la voiture on substitua le chameau ou le mulet. Des postes-magasins, placés de loin en loin, permirent de n’emporter avec soi que peu ou point de vivres. Nos officiers apprirent l’arabe, étudièrent le pays et y guidèrent les colonnes sans hésitation et sans détour. Comme la rapidité faisait bien plus que le nombre, on ne composa les colonnes elles-mêmes que de soldats choisis et déjà faits à la fatigue. On obtint ainsi une rapidité de mouvement presque incroyable. Aujourd’hui nos troupes, aussi mobiles que l’Arabe armé, vont plus vite que la tribu en marche.


En même temps qu’on rendait les troupes si mobiles, on recherchait et on trouvait les lieux où il était le plus utile de les cantonner. La guerre nous faisait démêler quelles étaient les populations les plus énergiques, les mieux organisées, les plus ennemies. C’est à côté ou au milieu de celles-là que nous nous établissions pour empêcher ou pour réprimer leurs révoltes.


Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très serrées à l’Ouest, vont s’élargissant à mesure que l’on remonte vers l’Est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire.


On peut encore discuter pour savoir si les postes sont tous placés où ils doivent l’être pour rendre le plus de service (nous parlerons de cette question à propos d’un crédit spécial), il est permis de rechercher s’il ne serait pas convenable d’accroître la force de quelques-uns en diminuant celle de quelques autres. Mais on est d’accord que l’effectif de l’armée d’Afrique suffit très largement à l’organisation de tous les postes nécessaires et, qu’à l’aide de ces postes, on est sûr de rester toujours maîtres du pays aujourd’hui conquis. Cette vérité, Messieurs, est importante, et elle valait la peine d’être constatée.


Nous ne voulons point exagérer notre pensée. Nous ne prétendons pas dire qu’à l’aide de l’effectif actuel, l’Algérie puisse lutter contre tous les périls qui pourraient naître d’une guerre étrangère, ni même qu’elle soit à l’abri des funestes effets que pourraient produire les passions ou les fautes de ceux qui la gouverneront désormais. Si l’on faisait dans le Petit-Désert des expéditions et des établissements inutiles, il est probable que l’effectif, quelque considérable qu’il soit, aurait de la peine à suffire. Si, contrairement au vœu exprimé à plusieurs reprises par les Chambres et, nous pouvons le dire, aux lumières de l’expérience et de la raison, on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ; enfin, si par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranni¬ques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. Nous n’avons pas voulu prouver le contraire. Il n’y a pas de force matérielle, quelque grande qu’elle soit, qui puisse dispenser les hommes de la modération et du bon sens. La tâche du Gouvernement est d’empêcher de tels écarts : ce n’est pas la nôtre. Tout ce que nous voulons dire est ceci : longtemps on a ignoré quelles étaient les vraies limites de notre domination et de notre occupation en Afrique. Aujourd’hui elles sont connues. Longtemps on n’avait pas acquis les notions exactes de l’espèce et du nombre des obstacles qui pouvaient se rencontrer dans ces limites ; aujourd’hui on les possède. On a pu se demander longtemps à l’aide de quelle force, par quels moyens, suivant quelle méthode, on pouvait être sûr de vaincre les difficultés naturelles et permanentes de notre entreprise ; on le voit nettement aujourd’hui. L’effectif actuel, bien qu’il ne pût peut-être pas suffire aux besoins factices et passagers que feraient naître l’ambition et la violence, doit répondre largement à tous les besoins naturels et habituels de notre domination en Afrique. Une étude très attentive et très détaillée de la question en a donné, à la majorité de la commission, la conviction profonde.


Quels moyens faut-il prendre pour diminuer graduellement l’effectif ?


Mais elle n’a pas voulu s’arrêter là, elle a désiré rechercher quels moyens on pour¬rait prendre pour diminuer graduellement cet effectif et le réduire enfin à des proportions beaucoup moindres, sans mettre notre établissement en péril.


Plusieurs membres ont pensé qu’il était peut-être possible de distribuer les troupes de manière à leur faire produire les mêmes effets, en restant moins nombreuses. D’au¬tres ont dit que l’établissement et le perfectionnement des routes faciliteraient puissamment notre domination et pourraient permettre de diminuer l’armée. Nous reviendrons, dans une autre partie du rapport, sur cette question capitale des routes. Nous ne nions pas, Messieurs, que ces moyens ne soient très efficaces ; nous pensons que leur judicieux emploi nous permettrait de diminuer, d’une manière assez notable, notre armée ; mais nous ne croyons pas qu’ils puissent suffire.


Ce serait, à notre sens, une illusion de croire que, par une organisation nouvelle de la force matérielle, ou en mettant cette force matérielle dans des conditions meilleures de locomotion, on pût amener une diminution très grande dans l’effectif de notre armée. L’art des conquérants serait trop simple et trop facile, s’il ne consistait qu’à découvrir des secrets semblables et à surmonter des difficultés de cette espèce. L’obstacle réel et permanent qui s’oppose à la diminution de l’effectif, sachons le reconnaître, c’est la disposition des indigènes à notre égard.


Quels sont les moyens de modifier ces dispositions ? par quelle forme de gouver¬nement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite, doit-on espérer y parvenir ? Ce sont là, Messieurs, les vraies et sérieuses questions que le sujet de la réduction de l’effectif soulève.


Organisation du gouvernement indigène


En fait, le système que nous suivons pour gouverner le pays qui nous est soumis, quoique varié dans ses détails, est partout le même. Différents fonctionnaires indigènes, établis ou reconnus par nous, administrent, sous des noms divers, les populations musulmanes ; ce sont nos intermédiaires entre elles et nous. Suivant que ces chefs indigènes sont près ou loin du centre de notre puissance, nous les soumettons à une surveillance plus ou moins détaillée, et nous pénétrons plus ou moins avant dans le contrôle de leurs actes ; mais presque nulle part les tribus ne sont administrées par nous directement. Ce sont nos généraux qui gouvernent ; ils ont pour principaux agents les officiers des bureaux arabes. Aucune institution n’a été et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique que celle des bureaux arabes. Plusieurs commissions de la Chambre l’ont déjà dit, nous nous plaisons à le répéter.


Ce système, qui a été fondé en partie, organisé et généralisé par M. le maréchal Bugeaud, repose tout entier sur un petit nombre de principes que nous croyons sages.


Partout, le pouvoir politique, celui qui donne la première impulsion aux affaires, doit être dans les mains des Français. Une pareille initiative ne peut nulle part être remise avec sécurité aux chefs indigènes. Voilà le premier principe.


Voici le second : la plupart des pouvoirs secondaires du Gouvernement doivent, au contraire, être exercés par les habitants du pays.


La troisième maxime de gouvernement est celle-ci c’est sur les influences déjà existantes que notre pouvoir doit chercher à s’appuyer. Nous avons souvent essayé, et nous essayons encore quelquefois, d’écarter des affaires l’aristocratie religieuse ou militaire du pays, pour lui substituer des familles nouvelles, et créer des influences qui soient notre ouvrage. Nous avons presque toujours échoué dans de pareils efforts, et il est aisé de voir en effet que de tels efforts sont prématurés. Un gouvernement nouveau, et surtout un gouvernement conquérant, peut bien donner le pouvoir matériel à ses amis, mais il ne saurait leur communiquer la puissance morale et la force d’opinion qu’il n’a pas lui-même. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’intéresser ceux qui ont cette force et cette puissance à le servir.


Nous croyons ces trois maximes de gouvernement justes dans leur généralité ; mais nous pensons qu’elles n’ont de véritable valeur que par la sage et habile application qu’on en fait. Nous comprenons que, suivant les lieux, les circonstances, les hommes, il faut s’en écarter ou s’y renfermer ; c’est là le champ naturel du pouvoir exécutif ; il n’y aurait pour la Chambre ni dignité, ni utilité à vouloir y entrer plus avant que nous ne venons de le faire.


Mais si la Chambre ne peut entreprendre d’indiquer à l’avance, et d’une manière permanente et détaillée, quelle doit être l’organisation de notre Gouvernement dans les affaires indigènes et de quels agents il convient de se servir, elle a non seulement le droit, mais le devoir de rechercher et de dire quel doit en être l’esprit, et quel but permanent il doit se proposer.


Quel doit être l’esprit général de notre gouvernement à l’égard des indigènes


Si nous envisageons d’un seul coup d’œil la conduite que nous avons tenue jusqu’ici vis-à-vis des indigènes, nous ne pourrons manquer de remarquer qu’il s’y ren¬contre de grandes incohérences. On y voit, suivant les temps et les lieux, des aspects fort divers ; on y passe de l’extrémité de la bienveillance à celle de la rigueur.


Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées, que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes.


Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le Gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais jusqu’en Égypte les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du prophète. Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens. Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière ; on en a vu qui, le lendemain du jour où ils nous avaient abandonnés pour aller tremper leurs mains dans notre sang, ont reçu de nouveau, de notre générosité, leurs biens, leurs honneurs et leur pouvoir. Il y a plus : dans plusieurs des lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé, et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice.


Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre Gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il n’en ferait en France pour le bien-être des citoyens.


Alexis de Tocqueville : L’Algérie en 1847

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